Il est clair que le fait que la France ait du mal à imposer son point de vue
dans une Europe à vingt-huit, forcément,
il faut sans arrêt être dans de la coopération, de la négociation,
dans de la coalition et des alliances de projets,
et les Français, on peut le dire comme ça, n'ont pas cette habitude-là,
et donc du coup, donnent un peu l'impression d'être à l'arrière
de la main. C'est sans doute une des réalités que peut refléter
cette interrogation sur : la France est-elle "l'homme malade" de l'Europe,
étant entendu que, par ailleurs, cette expression
"l'homme malade de l'Europe", on l'a appliquée au Royaume-Uni
dans les années 1970, on l'a même appliquée à l'Allemagne
dans les années 2000-2006-2007.
Il faut évidemment la prendre pour ce qu'elle est,
c'est-à-dire comme une interrogation, comme une image. Ce qui est certain,
c'est que depuis 2005, la France n'est plus considérée de la même façon
dans l'Europe actuelle. Pourquoi ? 2005, c'est bien entendu l'année
dans laquelle le peuple français, par référendum, a rejeté
avec une majorité assez confortable,
le projet de traité constitutionnel européen. On a donc pu considérer
que la France, qui avait été jusqu'alors un pays
particulièrement moteur de la construction européenne,
devenait un pays frein. Par rapport à ça, trois choses :
la première, c'est qu'il faut quand même bien être conscient
que depuis 1950 ou depuis 1957 si on veut prendre comme point de départ
résolu le traité de Rome, la France a toujours eu une attitude ambivalente,
c'est-à-dire que selon les périodes, elle a pu être soit un moteur
soit un frein. C'est le premier point pour relativiser.
La deuxième chose, me semble-t-il, c'est qu'il faut bien voir
que structurellement, l'Etat-nation France a un problème d'échelle
avec la construction européenne et ça, depuis le départ. Pourquoi ?
Parce que la construction européenne, c'est d'abord une mutualisation
de territoires nationaux, et c'est une mutualisation également
de souverainetés. Or l'histoire est ainsi faite que, pour schématiser,
on peut dire que la France est sans doute le pays qui incarne le plus
l'équivalence entre le développement
de la souveraineté populaire d'une part,
de la souveraineté étatique d'autre part et d'un territoire national
au sens le plus classique du mot, c'est-à-dire borné par des frontières
d'un seul tenant et relativement homogène.
Enfin, troisième raison, la construction européenne
est quelque chose dans laquelle la logique des réseaux est devenue
prédominante, ou en tous les cas au moins aussi importante
que la logique des territoires nationaux.
Or pour la raison que je viens d'indiquer précédemment,
on peut dire qu'il y a quatre siècles d'histoire de France durant lesquels
la logique des réseaux, que ce soit des réseaux de villes,
des réseaux de régions, des réseaux transfrontaliers,
voire des réseaux économiques, ces réseaux ont été soumis, subordonnés
à la logique de la souveraineté étatique.
Je pense que depuis les années 2000 et le grand élargissement,
depuis que, d'une certaine manière, l'Europe a pleinement affirmé
sa logique en réseaux, la nation française,
avec sa culture politique propre, est un petit peu déstabilisée.
Enfin, la crise de 2008, évidemment, d'une certaine manière, révèle,
cristallise ces espèces de désadéquations
ou de difficultés d'adaptation que je viens de mentionner.
Pourquoi ? Pour des raisons beaucoup plus conjoncturelles
mais qui, aux yeux du reste de l'opinion publique européenne,
pèsent énormément. Pour le dire en un mot,
on peut avoir l'impression dans l'opinion publique allemande,
dans l'opinion publique hollandaise, dans l'opinion publique finlandaise,
dans l'opinion publique suédoise voire dans l'opinion publique britannique,
que la France joue un peu au passager clandestin
comme disent les économistes. Passager clandestin, ça veut dire
que je profite d'un système économique qui a été mis en place
sans faire les efforts que doivent faire tous les passagers,
en gros sans payer l'entièreté de mon billet.
En l'occurrence, le bateau en question, c'est la zone euro,
c'est l'euro, la monnaie unique, et, d'une certaine manière,
on peut, à tort ou à raison - je ne me prononce pas là-dessus ici,
c'est dans d'autres modules du MOOC que cette question est débattue -
on peut considérer que les Français en général, la France,
que ce soit l'économie ou ses dirigeants politiques,
cherchent à payer un billet à demi-tarif
sur le bateau de la zone euro.
En clair, un certain nombre de pays qui sont considérés comme grands,
soit par la superficie, soit par leur poids économique,
soit par leur poids diplomatique, demandent aux Français
depuis une quinzaine d'années
de faire un certain nombre de réformes structurelles qu'eux ont déjà faites
et que, droite et gauche confondues, toutes corporations confondues,
les Français s'ingénient à repousser.
Je pense que la raison pour laquelle cette question "la France est-elle
"'l'homme malade' de l'Europe ?" est en partie posée
pour cette dernière raison mais, encore une fois,
cette dernière raison, me semble-t-il, vient cristalliser
des raisons plus structurelles, plus profondes que j'ai essayé d'évoquer
jusqu'à présent. En tous les cas, le fait est qu'en termes de résultats,
que ce soit sous Nicolas Sarkozy, donc de 2007 à 2012,
que ce soit sous François Hollande depuis 2012,
on n'a pas vraiment le sentiment qu'il y a une voix de la France qui porte
au sein de l'Europe. On n'a pas vraiment le sentiment
qu'il y a une vision française qui permettrait aux dirigeants européens
de trouver une orientation, un horizon ou une boussole.
Ceci étant, là aussi relativisons : rappelons-nous toujours
que 1957 et le traité de Rome, c'est pour l'essentiel un succès
dû à deux ans de négociations, de travaux, quasiment de lobbying
des Bénéluxiens - les Belges, les Néerlandais, les Luxembourgeois -
et que le traité de Rome, finalement, ce n'est ni la France,
ni l'Allemagne qui n'en sont vraiment les deux instigateurs principaux.