[MUSIQUE] [MUSIQUE] Nous avons évoqué jusqu'à présent l'existence de métiers féminins ou dits féminins et de métiers masculins ou dits masculins. Nous voudrions maintenant aller en direction de l'analyse de la façon dont les innovations techniques et les changements technologiques transforment les relations sociales au travail et de genre, notamment dans l'entreprise. À cette fin, nous accueillons aujourd'hui Margaret Maruani, qui est directrice de recherche au CNRS, qui est l'une des grandes pionnières d'analyse du champ du marché de travail dans une perspective de genre et qui est aussi l'animatrice d'un réseau international Genre et Marché du travail et a créé une revue Travail, Genre et Sociétés, qui est l'une des revues majeures du domaine. Bonjour, Margaret Maruani. >> Bonjour. >> Aujourd'hui, on va revenir sur une enquête qui est ancienne pour vous, une de vos premières enquêtes, une enquête qui se produisait en fait dans une entreprise, dans un quotidien de presse régionale où vous étudiiez la façon dont les transformations technologiques affectaient la place des hommes et des femmes. C'était une enquête qui a été menée en collaboration avec Chantal Nicole et qui s'intitulait au moment de la publication, Au labeur des dames, Métiers masculins, Emplois féminins, et je voudrais que vous nous rappeliez cette histoire de la guerre entre les clavistes et les correcteurs. >> C'était une très belle enquête menée au début des années 80. Nous étions allés voir une grève de clavistes qui réclamaient l'égalité de salaire avec les hommes. Donc, revendication classique. Les grèves sur la question de l'égalité des salaires, il n'y en a pas beaucoup, il n'y en a pas souvent, surtout à l'époque. Donc, nous sommes allés voir cette question de l'inégalité des salaires et de la grève. Et petit à petit, nous nous sommes rendu compte que pour comprendre cette inégalité des salaires, il fallait comprendre l'histoire de ce journal, ce journal que l'on a appelé, parce qu'il fallait l'anonymiser, le Clavier enchaîné. Donc, il fallait comprendre l'histoire de ce journal, il fallait comprendre l'histoire des techniques, des nouvelles technologies, et donc remonter à la fin des années 60, lorsque les premières clavistes ont été embauchées. Elles sont arrivées dans cette entreprise de presse avec l'ordinateur, avec les premiers ordinateurs. Et donc quand elles sont entrées, quand elles sont arrivées là, les ouvriers du livre se sont mis en grève. Tout le monde a arrêté le travail pendant trois jours. Puis ils ont passé un accord avec la Direction où ils acceptaient l'entrée de ces clavistes, elles étaient une douzaine, à condition qu'elles n'aient pas le même matériau qu'eux, à condition qu'ils aient le monopole du matériel le plus sophistiqué de l'époque. C'était celui qui permettait de justifier les marges à droite. Aujourd'hui, tous les ordinateurs le font, mais à ce moment-là, ce n'était pas le cas. Donc, d'emblée, le verdict est tombé. Ceux qui peuvent justifier font un travail qualifié, là est le métier, celles qui ne peuvent pas justifier font du travail non qualifié. Voilà comment on a constitué les clavistes comme des employées non qualifiées. Et nous, quand nous sommes arrivés dans cette entreprise pour faire l'enquête, nous avons demandé à visiter les ateliers de fabrication. C'était saisissant. C'était une grande pièce, il y avait d'un côté des femmes en blouse blanche qui tapaient devant un clavier d'ordinateur, une rangée de plantes vertes, de l'autre côté, des hommes en blouse blanche qui tapaient devant un clavier d'ordinateur. Les femmes, on nous dit, ce sont des clavistes, ce sont des employées non qualifiées. On passe de l'autre côté de la plante verte, on voit des hommes, et on nous dit, là ce sont des ouvriers du livre, ce sont des ouvriers qualifiés. On s'est dit, il faut qu'on essaie de comprendre cette énigme sociologique. Voilà pourquoi nous sommes retournés en arrière. Et nous nous sommes rendu compte qu'à chaque fois qu'il y avait une évolution technologique, on gardait une petite différence, une toute petite différence entre les tâches effectuées par les femmes et celles effectuées par les hommes, qui faisait que d'un côté, c'était du travail non qualifié, de l'autre côté, c'était un métier. Et dernière des choses, quand nous sommes arrivés, ce qui faisait la différence, parce qu'on a demandé pourquoi elles sont non qualifiées, pourquoi eux ce sont des ouvriers de métier, on nous a expliqué, parce qu'elles font de la saisie au kilomètre, c'est comme enfiler des perles, eux ils font de la saisie de correction, ils saisissent et corrigent. Bien, avons-vous demandé, mais alors elles donnent de la saisie au kilomètre, c'est plein de fautes? Et là, elles nous ont expliqué qu'elles n'avaient droit qu'à 5 % d'erreurs. Donc, ils faisaient exactement le même travail, mais elles étaient non qualifiées, eux étaient qualifiés. Et la grève a éclaté là-dessus. Elles ont largement perdu parce qu'on a créé une petite qualification spéciale pour elles de saisie de correction pour une petite dizaine d'entre elles et l'épilogue de tout cela, c'est qu'elles ont demandé à être séparées, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, alors que jusque là, ils travaillaient en module. Et quand nous y étions, il y avait une grosse revendication sur les plantes vertes qui était d'enlever les plantes vertes et de mettre un rideau parce que ni les uns ni les autres ne voulaient se voir. Parce qu'elles nous disaient, on voyait la différence de 2 000 euros affichée sur leurs fronts, on ne pouvait plus les voir. C'est l'histoire. Et tout cela nous montre que derrière cette question des salaires, la vraie question, c'est celle de la valeur sociale du travail. Qu'est-ce qui dit au nom de quoi, au nom de qui décrète-t-on que telle tâche est qualifiée et telle autre ne l'est pas? C'est ça la vraie question. >> Donc ici, on voit clairement que le rapport au technique est constitué comme un élément qui est en défaveur des femmes, quelle que soit l'acquisition sociale et de compétence technique qu'elles font, elles ne se retrouveront pas en capacité >> d'être créditées d'une valeur sociale ou d'une rémunération à la hauteur de cette valeur. >> Absolument. Donc c'est l'entreprise, c'est le monde du travail, qui constitue le travail des hommes comme différent de celui des femmes, quelles que soient les tâches exactes qu'elles font. Et en effet, ça passe par la technique. Parce que ce que l'on a dit à propos des clavistes et des correcteurs, on peut le retrouver dans bien d'autres secteurs. Prenons le secteur du nettoyage, le nettoyage dans l'hôtellerie restauration. Plusieurs enquêtes ont été faites qui montrent que, dans ces secteurs qui sont majoritairement féminins, il y a quand même quelques hommes, il y a quand même un certain nombre d'hommes. Comment se fait la répartition du travail? Les hommes travaillent dans les parties communes, les femmes dans les chambres. Les hommes manient l'aspirateur, les femmes la serpillière. De la sorte, on construit des qualifications différentes et donc des salaires différents. J'ai le souvenir d'une autre enquête dans une grande surface où un des directeurs des relations humaines m'expliquait, mais vous comprenez, là il y avait beaucoup de travail à temps partiel, j'essayais de comprendre le développement du travail à temps partiel, et il m'expliquait ceci qui était très saisissant. Au rayon bricolage, on a besoin de vendeurs qualifiés, donc je ne peux pas embaucher à temps partiel, il faut que j'embauche à temps plein. En revanche, au rayon lingerie, là ce n'est pas du travail qualifié, je peux embaucher à mi-temps. Il n'était question ni d'hommes ni de femmes. Mais on voyait très bien comment on avait constitué ici du travail qualifié, là du travail non qualifié, ici pour les hommes, là pour les femmes. Et c'est un phénomène que l'on retrouve partout. Moi je l'ai retrouvé dans à peu près toutes les enquêtes que j'ai pu faire. >> Donc, ce n'est pas seulement au Clavier enchaîné dans les années 80, c'est une question à laquelle >> nous devons continuer de nous confronter pour comprendre quelle est cette construction sociale de la qualification, comment la qualification se constitue comme un rapport social et de genre, et comment il organise la division et reproduit aussi la division sexuée du travail et les inégalités >> entre les hommes et les femmes. >> Absolument. Et d'ailleurs, si on ne mettait pas les lunettes du genre pour analyser ces situations, on ne comprendrait tout simplement pas la hiérarchie du travail dans le monde du travail, on ne comprendrait pas la hiérarchie des qualifications dans les entreprises. Si on ne savait pas que les clavistes étaient des femmes et les correcteurs des hommes, on ne comprendrait rien à la hiérarchie de la valeur du travail. Donc, je renverse un peu votre proposition. On a besoin du genre pour arriver à comprendre comment fonctionne le monde du travail. >> Merci, Margaret Maruani, pour votre expertise sur cette question. Nous allons donc, dans une prochaine leçon, passer à d'autres questions que la question du travail et des techniques, et envisager d'autres aspects des relations entre genre et technique. [MUSIQUE]