[MUSIQUE] [MUSIQUE] C'est d'abord depuis la question du travail et dans le cadre de la critique marxiste que les féministes ont été amenées à s'interroger sur la neutralité des techniques. Elles ont en particulier focalisé leur regard sur l'atelier, l'usine, et ont fait remarquer que les rapports sociaux de sexes n'avaient pas été pris en compte dans les rapports de production et dans la critique qu'il était possible de faire dans la division de la relation capital-travail. Elles insistent alors sur les effets des changements techniques en matière de division sexuée du travail et de la qualification. Les femmes, écrivent-elles, historiennes et sociologues, ont des pratiques et des compétences qui ne sont pas prises en compte ou pas reconnues, notamment celles qui ont été acquises dans la sphère dite privée et qui pourtant peuvent être réutilisées dans le contexte productif, comme l'ont montré par exemple les travaux de Danièle Kergoat. Après cette première critique, les travaux d'une seconde génération de chercheuses s'attachent à définir la technique comme culture masculine. C'est le cas par exemple de Cynthia Cockburn, de Judy Wajcman qui est australienne, de Boel Berner qui est suédoise ou de Sherry Turkle l'américaine, qui, elle, s'intéresse à des technologies plus récentes et en particulier à l'informatique. Pour l'essentiel, disent-elles, est défini comme technique et qualifié technique ce que les hommes produisent et utilisent et ce qu'ils maîtrisent. Les techniques, les outils, les savoir-faire, les compétences, les qualifications des femmes ne sont pas considérés comme des techniques et ne sont pas considérés comme qualifiants ou qualifiantes. Comme le montre Judy Wajcman, il existe une sorte de cercle vicieux. Je la cite. Le manque de compétences techniques des femmes devient vraiment partie intégrante de l'identité de genre féminine en même temps que stéréotype de genre. S'il existe des compétences féminines dites traditionnelles, la culture masculine ne les reconnaît pas comme telles. Nous allons donc nous intéresser à ce second temps de la co-construction des techniques et des identités de genres qui s'articulent autour des questions de métiers féminins et de métiers masculins. En fait, je voudrais pour vous, mentionner deux figures du XIXe siècle, deux métiers très différents, celui de la couturière d'une part, celui de l'ingénieur d'autre part. On pourrait dire que pour toutes les petites filles, les jeunes filles et les femmes du XIXe siècle, et quelle que soit leur condition sociale, apprendre la couture est quelque chose qui est nécessaire et qui fait partie de leur apprentissage de l'identité de femme. Pour apprendre la patience, pour apprendre la docilité, pour apprendre la discipline, mais aussi bien sûr, on va le voir, pour des raisons de nécessité, toutes les petites filles apprennent à coudre. Et cela va même plus loin, puisqu'une partie de l'apprentissage de l'écriture passe par le fait de réaliser des marquettes, c'est-à-dire des petits tableaux brodés dans lequel on calligraphie les lettres de l'alphabet. Donc, pour une partie des petites filles au XIXe siècle et même sous la République française par exemple, au moment où l'éducation se développe, écrire et coudre, ce sont deux réalités coextensives, la même chose, un même geste. Donc on le voit, la socialisation au fait d'être une fille, au fait d'être une jeune fille, au fait d'être une femme, passe par des gestes et des techniques, et la couture est l'un de ces gestes. En même temps, la couture, c'est une nécessité. Tout au long du XIXe siècle, à part la fin vers 1870-80, on n'a pas de marché du vêtement. C'est-à-dire que pour l'essentiel, les vêtements sont produits par les personnes elles-mêmes, et posséder des vêtements, c'est quelque chose qui coûte cher. Donc coudre pour soi, coudre pour les autres, entretenir, raccommoder, rafistoler le linge, c'est quelque chose d'essentiel pour les économies de subsistance et pour les familles. Donc on coud pour soi. On coud pour soi toute sa vie, on raccommode, mais aussi on coud à domicile pour les autres, contre un petit peu d'argent, contre un salaire, contre parfois des biens en nature. Et par ailleurs et enfin, devenir couturière, ça peut être une profession qui peut se traduire par le fait de recevoir effectivement un salaire. Avec l'industrie de la confection qui se développe à la fin du XIXe siècle dans la plupart des grandes ville européennes, on voit donc dans les beaux quartiers toutes ces ouvrières de la couture, à Paris, on les appelle les midinettes, elles sont à la mode, qui travaillent contre un salaire dans les ateliers, à produire des toilettes pour ces dames de la société supérieure, de la haute sphère, des hautes sphères de la société. Ce qui est intéressant ici, c'est de concevoir à quel point le rapport à la technique qu'est la couture est un rapport qui est en fait en partie oublié en tant que rapport technique, parce qu'il fait partie de l'apprentissage, de l'identité de ce que c'est qu'être une petite fille, de ce que c'est qu'être une jeune fille ou être une femme. Pour finir, on doit se souvenir que jusqu'aux années 1960 du XXe siècle, les jeunes femmes cousent et brodent leur trousseau. Et donc, on voit la dimension symbolique qu'il y a dans le rapport à la couture et l'écriture. Elles marquent de leurs empreintes le trousseau. Toute autre histoire du côté de l'ingénieur. Monsieur l'ingénieur, donc à la fin du XVIIIe siècle, les grandes écoles d'ingénieurs qui commencent à se développer dans tous les pays d'Europe et qui se professionnalisent dans le dernier tiers du XIXe siècle et accompagnent ce mouvement extraordinaire de transformation de société avec la Révolution industrielle. Être un ingénieur c'est être un homme, et cette réalité, nous devons la prendre en considération. C'est donc un trait caractéristique, en quelque sorte, qui est négligé et occulté. C'est une des raisons pour lesquelles c'est si difficile pour les femmes de devenir ingénieur, parce que l'implicite est que être ingénieur, c'est être un homme. Pourquoi? Parce que les savoirs techniques viennent d'abord des savoirs militaires, à la fin du XVIIIe siècle, l'artillerie, la mécanique, toute une série de connaissances qui sont en fait liées à des technologies, à des sciences, à des pratiques techniques qui appartenaient au monde du militaire et de l'armée, de la marine, etc. À la fin du XIXe siècle, on a donc cette professionnalisation du métier d'ingénieur autour de la chimie, de l'industrie, de la maîtrise des savoirs technologiques, de l'ingénierie en tant que telle, la mécanique, et là, on est effectivement déjà et toujours dans des cursus secondaires qui sont réservés aux hommes, les seuls à avoir accès à l'équivalent du baccalauréat ou la maturité, au Lycée, au collège, au gymnasium et qui donc continuent et achèvent et développent une scolarité technique supérieure dans ces écoles où se développent des rites d'homosocialité, où on est recruté et retenu entre-soi, du fait de ses provenances et de ses origines bourgeoises, mais aussi donc en tant qu'on est un homme en ascension. Et on a donc là une association technologie, masculinité et une co-construction de la technique et du masculin qui a été étudiée notamment par Boel Berner que j'ai citée précédemment, qui est sociologue et historienne à l'université de Linköping en Suède et qui a insisté sur cette culture technique et masculine de l'ingénieur. Donc deux mondes sociaux, deux rapports aux techniques, mais aussi deux façons par lesquelles identité sociale et de genre et technique et travail et rapport au travail se constituent. Pour finir, je mentionnerai donc mes travaux sur l'histoire de la sténodactylographie, qui essaient de rendre compte de la façon dont un métier qui était un métier masculin, employé de bureau au XIXe siècle, que des hommes se féminisent, et quel travail social a lieu pour que cette transformation puisse advenir. Aujourd'hui, personne n'imagine que les secrétaires, les emplois administratifs étaient avant exclusivement réservés aux hommes. C'était pourtant le cas. À la fin du XIXe siècle, on invente la machine à écrire aux États-Unis, la Remington de Latham Sholes et qui est manufacturée dans la compagnie, auprès de la fabrique d'armes et de cycles de Remington, et cette machine va servir en particulier pour permettre une sorte de pénétration des femmes dans les bureaux, alors que le monde du bureau était pour l'essentiel réservé et un domaine réservé du masculin. J'ai donc étudié la façon dont la technologie machine à écrire avait été construite comme une technologie féminine assimilée au piano. On pianote sur une machine à écrire. Cela convient aux dames de la bourgeoisie. C'est ce qu'elles font dans leurs salons. Et donc pianoter sur un piano ou pianoter sur une machine, c'est la même chose. Évidemment, ça n'est pas la même chose, parce que pianoter pour travailler ou montrer qu'on peut rentabiliser l'investissement qui a été tenu dans la machine, c'est très différent qu'être tranquillement dans un salon en train d'interpréter une chanson de Chopin, enfin une mélodie de Chopin ou une partition de Bach. Donc on a ici, ce qui est intéressant, un changement de sexe de la machine, et la co-construction à la fois de l'identité féminine du métier d'employé de bureau autour de ce métier nouveau de sténodactylographe, et une naturalisation qui intervient, de cette condition d'employée comme étant bonne, souhaitable, naturellement dévolue et intéressante pour les femmes, qui est un processus historique qui va prendre 20 ou 30 ans, mais qui une fois qu'il a été engagé, est en un sens irrémédiable. Au fond, il est irrémédiable jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à ce que les écrans d'ordinateurs en fait remplacent les machines à écrire, donc jusqu'aux années 70, 80 du XXe siècle, on a donc une naturalisation. Le clavier est un instrument qui est devenu féminin et les technologies d'écriture mécanisée sont des technologies qui sont dévolues aux femmes. Dernier exemple de cette co-consruction des techniques, de l'identité et des rôles sociaux, qu'on peut donc pour poursuivre l'aventure, lire notamment dans mon livre La dactylographe et l'employé, paru chez Belin ou dans des articles où j'analyse la façon dont les technologies sont genrées dans l'usage, et notamment dans la relation au travail. [MUSIQUE] [MUSIQUE]