[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Dans le cadre de cette leçon consacrée aux grandes transformations de la globalisation, nous allons nous intéresser aux approches critiques de la race et de la postcolonialité afin de saisir comment le colonialisme, en tant que système de domination, a marqué, et continue de marquer, de son empreinte, les rapports de pouvoirs inhérents à la globalisation contemporaine, ainsi que les rapports sociaux de sexes. Pour comprendre cette transformation, et plus spécifiquement l'apport de ses approches, j'ai le plaisir d'accueillir Noémi Michel, Maître-assistante et chercheuse post-doc, au département de Sciences politiques et relations internationales de l'Université de Genève, également membre de l'Institut des études de la citoyenneté, à Genève. Elle est également coordinatrice du groupe, Post-it, penser la différence raciale et postcoloniale. Dans le cadre de ses recherches, elle a notamment travaillé sur la construction de la différence raciale, et les blessures discursives, émanant des mots et des images, les politiques anti racistes et les politiques d'intégration, ainsi que les liens théoriques entre les corps et la voix politiques. Noémi Michel, bonjour. >> Bonjour, merci de me recevoir. >> Merci d'être avec nous. Pour commencer, revenons peut-être sur ce que l'on nomme les approches critiques de la race, et de la postcolonialité. Comment définiriez-vous ces approches, et surtout, quels sont les apports principaux de ces dernières afin de penser les rapports de pouvoirs dans le cadre de la globalisation actuelle? >> En fait, j'utilise le terme, approche critique de la race et de la postcolonialité, pour désigner un ensemble, une constellation de perspectives théoriques et analytiques, >> qui regroupent beaucoup d'approches. Donc je vais vous faire une liste non exhaustive. Dans cette constellation, on trouve, les études postcoloniales, les études subalternes, la philosophie critique de la race, les Black studies, les approches Queer of Color, l'Africana Philosophy, la pensée de la criolité, et j'en passe. Là déjà, c'est pour montrer à quel point ces approches sont diverses, et à quel point elles s'inscrivent dans différents espaces, aussi, du monde, et dans différents contextes. Et il faut situer la genèse des ensembles de ses perspectives dans les luttes contre la domination raciale et coloniale. Donc dans toutes ces luttes contre ces formes de domination, liées au colonialisme, à la traite des Noirs, et à l'esclavage. Et aussi dans le sillage de grands penseurs de ces luttes, donc je vais en nommer quelques uns, W. E. B. Du Bois, Frantz Fanon, ou encore Audre Lorde. Et ces perspectives, elles ont gagné de l'importance dans les années 80, principalement dans les universités anglophones, et dans différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Et donc, j'utilise cette étiquette, approche critique de la race et de la postcolonialité, surtout pas pour homogénéiser un champ qui est si varié et si divers, et si disséminé dans le monde, mais juste pour mettre l'accent sur les caractéristiques que toutes ces approches partagent. Et donc, il y en a un certain nombre. Premièrement, toutes ces approches, elles s'appuient sur trois postulats de bases. Elles postulent toutes que notre monde, moderne et globalisé, est le produit du colonialisme et de l'esclavage. Ça c'est un premier postulat très important. Un deuxième postulat, c'est l'idée de l'emmêlement des temps et des espaces. Donc ces approches considèrent toutes que, pour comprendre des rapports de pouvoirs contemporains, pour comprendre la construction de la différence, il faut réinscrire ces constructions, ces rapports de pouvoirs, dans une temporalité longue, et aussi en prenant en compte plusieurs espaces. Donc là, je vous donne un exemple. Dans mes travaux, je travaille aujourd'hui notamment sur des représentations racistes, dans des campagnes humanitaires en Suisse ; je ne peux pas faire l'économie, pour comprendre ces représentations aujourd'hui, je ne peux pas faire l'économie d'une mise en perspective avec la Suisse au début du XXe siècle, et notamment le rôle des missions suisses en Afrique. Donc, là, vous voyez, temporalité longue et plusieurs espaces, qui s'emmêlent. Donc ça, c'est le deuxième postulat. Et puis, un troisième postulat que ces approches mettent en avant, c'est l'importance, et la persistance, de l'idée de la race, qu'on peut utiliser entre guillemets. Donc l'idée, pour bien monter que c'est une construction, que ce n'est pas quelque chose de naturel ; donc, cette idée qui émerge au XVIe siècle, et qui infuse les conceptions modernes de, qu'est-ce que l'humain? Donc ça, c'est les trois postulats que partagent ces perspectives. Il y a une autre caractéristique très importante des approches critiques de la race et de la postcolonialité, c'est le fait qu'elles critiquent toutes, euh, enfin, elles critiquent toutes le fait que la production dominante du savoir, et notamment dans les sciences humaines et sociales, est centré autour de l'Occident, et depuis l'Occident. Et donc, elles, elles proposent des modes alternatifs de production du savoir, qui prennent en compte le reste du monde, ainsi que les expériences et les récits des personnes qui ont été colonisées, réduites en esclavage, et aussi de leurs descendants. Par exemple, la sociologue, Gurminder Bhambra, elle propose de repenser les notions de démocratie, d'égalité et de liberté, donc ces notions de notre modernité politique, elle propose de les repenser, non pas à partir de la révolution française, mais à partir de la révolution haïtienne, donc cette révolution qui a vu des esclaves se libérer, enfin se rebeller, se libérer et déclarer la première république noire en 1804. Donc, elle dit comprendre ce que c'est la démocratie, ce que c'est l'égalité, aujourd'hui, c'est aussi se déplacer, un peu, de ce qui s'est passé en Europe. Voilà, donc ça c'est un peu, en gros, pour résumer, ce que partagent toutes ces approches critiques de la race et de la postcolonialité. >> Et, à l'instar des étudiants, ces approches se sont penchées sur la fabrication des corps. Elles ont, à ce titre, pointé les effets des processus de racialisation des corps. Pourriez-vous, à ce titre, nous expliquer plus précisément comment s'élabore cette construction sociale, politique et affective, des corps? >> Oui, alors, moi, j'aime bien utiliser l'image, des travaux de, que l'on retrouve dans les travaux de Stuart Hall. Lui, il considère que la race constitue l'un des grands systèmes modernes de classification de la différence, notamment ; aux côtés du genre, de la classe, et d'autres grands systèmes de classification, modernes, de la différence. Et il nous dit que la racialisation c'est l'ensemble des processus qui transforment les corps en textes. Donc, il nous dit que la race, c'est comme une grille de lecture, qu'on maîtrise tous, et toutes, qui classe et hiérarchise les personnes et les groupes, en fonction d'un ensemble d'attributs physiques, tels que la couleur de peau, la texture des cheveux, les traits faciaux, ou encore, aussi, en fonction d'un ensemble d'attributs culturels, qui seraient supposés endogènes ; il y aurait des groupes, ou des personnes, qui seraient naturellement, qui auraient naturellement tel comportement, telle manière de vivre. Donc, il nous dit, voilà, la race c'est cette grille de lecture qui classe et hiérarchise les corps. La racialisation concerne tous les corps. Certains corps sont construits comme racialement différents, et d'autres sont construits, de manière plutôt implicite et invisible, comme la norme. Et là il s'agit des corps blancs. Et donc, ce que montrent aussi les approches critiques de la race et de la postcolonialité, c'est que cette grille de lecture raciale, elle est mouvante, elle change tout le temps, elle est invasive. C'est-à-dire qu'on la retrouve dans toutes les sphères sociales, dans les espaces privés et dans les espaces publics, dans les interactions interpersonnelles, à un niveau macro, micro, voilà, donc la racialisation se produit dans toutes les sphères, et aussi par des canaux très différents. Moi, j'ai travaillé sur les images et les mots, mais la racialisation se produit aussi par des technologies, on peut penser par exemple à la caméra de surveillance, qui va rendre certains corps visibles, on peut penser aussi à la frontière, comme un dispositif spacial qui classe, hiérarchise certains corps, laisse passer certains corps et pas d'autres. La racialisation, elle a aussi lieu par les émotions et par les affects. Il y a certains corps qui vont être construits comme, naturellement dangereux, ou comme naturellement, enfin des corps qui sont envahissant, et donc qu'il faut contrôler, ou alors comme hypersexualisés, pour montrer aussi comment la race et le genre jouent ensemble. Et ce qui se passe, c'est que cette grille de lecture, elle est en constant, donc la grille de lecture raciale elle est en constant renouvellement, et du coup elle se naturalise. Donc, la plupart d'entre nous, on peut classer automatiquement, sans même réfléchir, les corps, en fonction de cette grille de lecture raciale. On n'a pas besoin d'avoir recours à des mots racialisés explicitement. Depuis les décolonisations, c'est devenu tabou de parler explicitement de la race, ça ne veut pas dire que, ce concept, il n'a pas, aujourd'hui encore, un impact et des effets sur la manière dont on classe et hiérarchise les corps. Les approches critiques de la race et de la postcolonialité s'intéressent aux effets de la racialisation sur les corps, marqués comme différents. Elles s'intéressent à, qu'est-ce que ça veut dire d'être marqué comme différent, quand on est dans l'espace public, quand on est dans des interactions sociales? Dans mes travaux, par exemple, j'ai constaté que, la racialisation produit certains corps comme, hypervisibles, dans l'espace public, mais uniquement comme objets de débats politiques, ou objets de discours, mais du coup, ces corps-là, parce qu'ils sont hypervisibles sont peu audibles dans les débats publics ; ils sont des objets, mais pas des sujets de débats politiques. Pour montrer, voilà, un effet de la racialisation. [MUSIQUE] >> Noémi Michel, merci. >> Merci à vous. [MUSIQUE] [MUSIQUE]